Le monde chaotique des sensations.
Amal Kenawy’s chaotic world of sensations
Amal Kenawy est une femme. Elle est Egyptienne. Il importait que ce fut dit. Afin que ces deux données objectives n’obscurcissent pas une analyse de son travail. Ces deux données, pour déterminantes qu’elles soient, ne sauraient être les clés grâce auxquelles on pénètre un univers. Il est de coutume, dans la société occidentale, d’organiser sa pensée à partir de présupposés qui conditionnent le regard et le raisonnement. Encore une fois, il ne s’agira pas ici de nier des faits avérés, mais de les contourner, de s’en débarrasser afin d’envisager avec lucidité la dimension subjective et unique de tout artiste. Amal Kenawy aurait pu jouer sur le romantisme du moment qui prête aux femmes musulmanes des qualités qui relèvent plus d’une nostalgie orientaliste que de la vérité de sa propre expérience. Mais elle évite intelligemment le piège tendu par les miroirs déformants d’un monde prétendument global.
S’il fallait qualifier cette jeune artiste, c’est le mot discrétion qui me viendrait immédiatement à l’esprit. Allant à l’encontre d’une certaine mode qui veut désormais que l’artiste se substitue à son œuvre, Kenawy a toujours voulu que son travail puisse s’exprimer par lui-même. Elle a tendance à dire, d’ailleurs : « ce que j’ai à dire est dans mon travail. Il n’y a rien d’autre ». Bien sûr, il y a quelque chose d’autre. Mais ce qui est exprimé dans ces quelques mots, c’est une volonté de disparaître afin de ne pas assujettir la lecture de son travail à des clichés et à des idées reçues. Consciente que le monde dans lequel nous vivons - un monde de vitesse et de superficialité – est toujours à la recherche de la réponse facile, n’hésitant pas, au passage, à recourir à des clichés éculés, elle préfère s’effacer, comme un metteur en scène dont on ne connaîtrait ni le visage ni la voix, mais dont les films, à eux seuls constitueraient autant d’autobiographies pour quiconque serait capable d’aller au-delà des apparences.
C’est peut-être ce souci d’échapper à la personnalisation à outrance qui l’a conduite, inconsciemment sans doute, à longtemps signer avec son frère. Mais contrairement aux couples célèbres dont l’œuvre est inextricablement mêlée à une personnalité double, je pense à Gilbert and Georges ou à Pierre et Gilles, par exemple, son travail, même lorsqu’il faisait apparaître deux noms, ne laissait transparaître aucune personnalité masculine. Dès ses premières œuvres, la narration et l’univers dans lequel nous étions invités à pénétrer trahissaient une évidente nature féminine. Sans renier la contribution indéniable de son frère dans l’élaboration de son esthétique, il me semble évident que ce dernier, peut-être plus discret encore que sa sœur – est-ce un trait de famille ? – a mis son talent au service de cette dernière.
Mais que cache réellement cette volonté presque obsessionnelle de disparaître ? Certains, ceux-là même qui entendent réduire les êtres humains à leur biographie, y verront sans doute la tendance naturelle de toute femme musulmane à s’effacer, à se voiler, pour interdire à tout regard étranger d’avoir accès à l’intimité de son visage. Il n’en est évidemment rien ici. Comme je nous l’avons vu, la personnalité d’Amal Kenawy affleure à travers chacune de ses œuvres. Il faut donc chercher ailleurs la réponse à cette question à mes yeux essentielle. Sans doute est-ce là un trait de modestie, doublé d’une extraordinaire confiance en soi. Deux attitudes a priori antinomiques, mais qui, chez cette artiste, trouvent leur point d’équilibre dans cette manière de trompe-l’œil dont elle a toujours usé.
Dans des vidéos comme Frozen Memory, The Room ou You Will be Killed, l’artiste se met en scène d’une manière évidente. Mais confondre le personnage qu’elle incarne avec elle-même serait tomber dans le piège qui nous est tendu. Il me semble au contraire que son corps ou son visage ne sont là que pour lui permettre, à elle, de prendre de la distance par rapport aux scenari qu’elle élabore. Tout, nous est-il signifié par ce jeu de rôle, est fiction. Mais en même temps, comme l’affirmait l’écrivain français Boris Vian : cette histoire est vraie, puisque je l’ai inventée. Nous voici donc entraînés dans un parcours où la mise en abîme semble être la règle dominante : cette personne n’est pas moi, puisqu’elle arbore les mêmes traits que moi, les mêmes yeux que moi, le même corps que moi. Je ne suis, moi, que l’interprète de fantasmes et de cauchemars qui ne me concernent pas. C’est sans doute le moyen que l’artiste a trouvé, par cet effacement trop affirmé pour être complètement crédible, pour se livrer pleinement, entièrement.
Tout son travail frappe par sa force tranquille. Modestie et confiance en soi se traduisent, formellement, par une simplicité qui frise l’insolence. Si l’artiste, en tant que personne, n’entend pas se dénuder pour un public parfois vulgaire, dans son œuvre, nous assistons à une position inverse. En affirmant sa sensibilité avec cette tranquillité presque insouciante, elle se livre à un dénuement d’une violence presque obscène. Dans les premières œuvres, celles précisément qu’elle cosignait avec son frère, les histoires qu’elle nous livre semblent unidimensionnelles. Comme des ritournelles que l’on se chanterait à soi-même, en ignorant ceux qui nous entourent. Un peu comme si nous avions pénétré dans une maison à la porte ouverte et surpris l’intimité de son habitante qui, sans tenir compte de notre présence, continue à se livrer à ses rites. Nous sommes là presque par effraction. À la fois invités et indésirables. Indésirables dans le sens où il ne nous sera pas donné les moyens de déchiffrer la trame des séquences qui nous sont livrées. L’œuvre est ouverte. Il appartient à chacun de se l’approprier selon ses propres codes. Et cette réappropriation n’est plus l’affaire de l’artiste.
Récemment, j’entendais Amal Kenawy répondre à quelqu’un qui lui demandait quel était le message qu’elle entendait transmettre à travers ses œuvres et quel type de réaction elle espérait de la part du public : « je n’en sais rien. Je ne présuppose pas la réaction du public. Elle est ce qu’elle est. Quant à au message, je n’en ai pas ». Et effectivement, nous devrions la croire. Il est des artistes qui affirment, dans le commentaire de leurs œuvres, une volonté politique ou pédagogique qui entraîne un inévitable dédoublement qui crée entre leurs œuvres, eux et le public, une série de malentendus qui conduisent à s’interroger sur la pertinence du message. Détenir un message, c’est prétendre détenir la vérité. C’est s’élever au-dessus des humains, comme un démiurge omniscient qui nous montrerait le chemin. Amal Kenawy ne prétend pas détenir d’autres vérités que celles de son expérience personnelle. Et si d’aucuns y trouvaient des réponses à leur propre quête, grand bien leur fasse. Kenawy est égoïste, dans le sens où son travail ne se préoccupe que de ses propres obsessions. Et les échos que certaines personnes semblent y retrouver ne font que confirmer cette évidence : l’universel commence avec l’individu. Et il n’est, comme disait un philosophe, rien d’humain qui me soit étranger.
Et c’est peut-être parce que Amal Kenawy n’entend nous donner aucune leçon que son travail nous touche, irrémédiablement. Elle ne s’adresse pas à notre raison, souvent assujettie à nos origines culturelles et à notre éducation, mais à nos sens, de manière immédiate et sans interférence. Elle nous livre, brutalement et sans intercession au monde chaotique des sensations. Le psychologue français Henri Delacroix, avançant une définition du langage, écrivait : « un des instruments qui transforment le monde chaotique des sensations en monde des objets et des représentations ». Avec Amal Kenawy nous avons l’impression de nous retrouver dans un proto langage qui ne se résoudrait pas tout à fait à,intégrer le monde des objets et de la représentation. Si dans certaines œuvres anciennes comme Frozen Memory ou The Room, ou même dans le plus récent Bobby Trapped Heaven, la représentation semble primer, dans des travaux comme The Purple Rain Forest ou You Will be Killed, nous assistons à un déchaînement des sens qui laisse libre cours à une violence à laquelle nous pourrions croire que nous n’étions pas préparés. Mais là encore, il n’y a rien dans ces récentes images qui ne soit, d’une manière ou d’une autre, contenu dans les anciennes. Et lorsque j’écris contenu, c’est bien au sens premier du terme. Comme on contient sa colère, certains films d’Amal Kenawy sont chargés d’une violence sourde qui prend l’apparence de la fatalité et de l’acceptation. Nous assistons au sacrifice de victimes expiatoires d’un rite dont nous ignorons les règles. Mais la violence est là, sournoise et omniprésente. Jusqu’au moment où l’artiste la laissera éclater dans un concert de pourpres et de sang. La violence de vient alors aveugle, comme un exorcisme jubilatoire où le chaos d’un monde qui bascule se révèle enfin dans toute sa crudité.
Mais le propos demeure le même. Comme dans un journal intime où l’auteur, tout en restant lui-même évolue au fil des pages, Amal Kenawy nous entraîne dans une histoire dont le scénario, quel que puisse être son rendu formel, ne varie pas. Il s’agit toujours de désir, de mémoire et de réalité. Une confrontation explosive, meurtrière, dans laquelle personne ne sort totalement vierge. Car cette confrontation met en scène les éléments de la vie. C’est la raison pour laquelle, malgré l’intimité de ce voyage auquel nous sommes conviés, nous ne nous sentons jamais totalement étrangers.
Simon Njami
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